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16 Sep

Le vieil homme et la sirène

Publié par Stumpyjoe

Le vieil homme et la sirène

Les premiers rayons d'un froid soleil d'hiver inondaient la 42ème rue. Les yeux des gargouilles du Chrysler Building lançaient des éclairs d'acier. Je marchais depuis longtemps déjà dans la lumière incertaine – je m’étais réveillé en pleine nuit, et j'avais fait tout le trajet depuis Union Square, en suivant Broadway, accompagné par quelques taxis et les jets de vapeur s'échappant des cheminées rayées d'orange. J'avais froid ; ma veste avait fini par abandonner la résistance, et laissait maintenant passer le vent glacé qui s'insinuait sous ma peau comme un long parasite de soie. Je m’engageai sur la 42ème en direction de Bryant Park, espérant y dénicher un Starbucks déjà ouvert.

En guise de Starbucks, j’aperçus, niché entre le Knickerboxer et le Hilton, un vieux bar que je n’avais jamais remarqué avant. Les vitres opaques des fenêtres ne laissaient passer qu’une ombre de lumière vacillante ; la façade de bois rappelait celle des vieux pubs irlandais. C’est sans doute pour cela que je poussai la porte.

Le bar était presque vide ; seules deux personnes, au comptoir, faisaient la conversation. A l’intérieur, point de feu de cheminée, comme je me l’étais déjà imaginé, ni d’antiques tables de bois ; simplement du formica et du carrelage usé au sol. Les murs n’avaient pas rencontré de peinture depuis un peu trop longtemps ; un nombre invraisemblable de photos encadrées y étaient accroché. Chacune d’entre elles représentait un homme jovial tenant par le bras un ou plusieurs personnages, sans doute des sortes de célébrités des années soixante-dix. Je n’y reconnus personne. Seul, derrière le bar, une version plus âgée et plus enrobée de l’homme jovial des photos permettait de faire le lien avec elles.

Comme sur les clichés, il avait passé, par-dessus le bar, son bras autour des épaules d’un vieil homme, comme s’il voulait se faire tirer le portrait ; sauf qu’il n’y avait pas d’appareil photo, et que le vieil homme ne ressemblait en rien à une célébrité. Les traits tirés sous la broussaille de ses sourcils, le corps perdu dans un manteau trop grand pour lui et les yeux, trop grands pour son visage émacié, perdus dans le vague, on voyait bien qu’il faisait des efforts pour ne pas pleurer, sans y arriver tout à fait. Le patron du bar, le secouant légèrement, essayait de le réconforter.

Lorsque j’arrivai au comptoir, sur une dernière bourrade, le patron détacha son bras de l’épaule osseuse et vint à ma rencontre. Je commandai un café ; il avait déjà la main sur la cafetière et m’en servit aussitôt un grand mug. Je l’entourai de mes mains, qui mirent malgré tout un moment à se réchauffer ; puis je bus, essayant d’ignorer le dialogue entre le vieil homme et le patron, qui était revenu à sa place. Je saisis toutefois plusieurs bribes de phrases, dans lesquelles revenaient les mots Galway, retraite, et Starbucks.

Au bout d’un moment, le patron donna une tape dans le dos du vieil homme, et s’en fut en sifflant en cuisine, non sans m’avoir proposé un refill – que j’acceptai volontiers. Le vieil homme, d’un pas traînant, s’en fut s’asseoir avec son café à la table la plus proche de la fenêtre. Je le suivis des yeux.

« Il est triste, je vais fermer.

– Comment ? fis-je en me retournant.

Le patron me faisait face. Il continua, désignant l’homme du menton :

– J’ai vendu le bar à Starbucks ; je rentre chez moi, à Galway. Et ça ne lui plaît pas.

– Je comprends ; c’est un habitué ?

Un grand éclat de rire perfora le silence et atterrit sur les épaules du vieil homme, qui s’affaissa un peu sur sa chaise.

– Timmy, un habitué ? On peu dire ça, oui. Il doit y avoir quarante ans qu’il vient ici tous les matins – et qu’il revient l’après-midi.

– Il se met toujours à la même table, sans doute ?

– Il regarde passer les gens ; du moins c’est ce qu’il dit.

Je tentai d’apercevoir quelque chose au travers des vitres opaques, mais on ne distinguait que de furtives ombres, et parfois l’éclair d’un pare-brise renvoyant le soleil comme une balle de base-ball. Je hochai la tête.

– Je vois. »

Le patron retourna s’affairer en cuisine, et, une fois mon mug terminé, me sentant réchauffé et voulant affronter de nouveau la ville, je pris congé. Je saluai le patron, puis passai près du vieil homme assis à la table près de la fenêtre. Je ne savais pas trop quoi lui dire pour lui remonter le moral ; aussi me contentai-je de lui murmurer un au-revoir. Pour toute réponse, il me demanda :

« C’est comment, le Starbucks ?

Je réfléchis un instant :

– Il y a une sirène sur la vitre.

– Ah ? Ah bon, alors. Peut-être que ça ira, après tout. »

Le saluant d’un signe de tête, je poussai la porte et me retrouvai sur la 42ème rue, où le Chrysler Building se consumait sous le soleil.

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