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05 Jan

Dormir, dit-elle

Publié par Stumpyjoe

Dormir, dit-elle

 

Longtemps, je me suis couché sans bonheur, sachant que le sommeil, quels que fussent mes efforts, les médications ou les circonstances, ne viendrait pas. Je passais des nuits entières à me retourner dans mes draps, essayant de ne pas ruminer des pensées qui finissaient pourtant invariablement par me rattraper et ronger nuit après nuit ma santé mentale.

Tel un Elizabeth Gilbert à cernes, je résolus donc d’attraper le bélier de l’insomnie, un peu poussiéreux d'avoir été trop compté, par ses cornes de coton et d’appliquer à mon problème la même solution que la sienne ; en conséquence de quoi je me retrouvai un jour d’été dans une voiture sur la route entre l’aéroport de Denpasar et Ubud, sur l’île de Bali.

Mon chauffeur, répondant – comme une bonne partie des Balinais – au prénom de Putu, était un homme à la jovialité non feinte, qui avait l’impression – comme une bonne partie des balinais – de bien parler anglais. En réalité, son sabir nécessitait une haute dose de concentration pour être décodé, ce qui avait pour effet de me tenir éveillé ; c’était, vue la conduite des autochtones, une sorte de malédiction.

Au fil de notre conversation, entre deux scooters fous et trois pick-ups décérébrés, j’en vins à évoquer mon souci ; aussitôt, son visage s’éclaira d’un sourire plus radieux encore que celui qu’il arborait habituellement :

“Je sais comment guérir !

Pensant qu’il essayait simplement d’être aimable, je répondis mollement :

  • Ah ?
  • Je connais sommeil sorcier !
  • Ah ?
  • Oui ! Grand sorcier !
  • Vraiment ?
  • Vraiment ! Tu veux voir lui ?

Après tout, je n’avais rien à perdre. J’essayai de mettre un peu d’enthousiasme dans ma voix :

  • OK, je veux bien ; où ça ?
  • Demain, midi, grand banyan de Monkey Forest.”

 

Comme son nom l’indique, la Monkey Forest de Ubud est remplie de singes. Des macaques crabiers, pour être précis. Sous leur faciès étonnamment humain, ces singes cachent un tempérament qui ne l’est pas moins : s’ils aperçoivent par malheur le moindre appendice dépassant de votre corps, ils se mettent en tête de vous le voler. Et, puisqu’ils sont largement plus nombreux que vous et assez grands pour être votre fils de huit ans, vous n’avez aucune chance de vous en tirer.

Après qu’ils m’eurent dépouillé de ma casquette, de mon appareil photo, de mes lunettes de soleil et de mon portefeuille, et lorsque j’eus réussi à dissuader le dernier de ces macaques, sans doute plus téméraire que ses congénères, de me priver de mes oreilles, ils me laissèrent tranquille. Je pus alors rejoindre l’homme qui m’attendait patiemment sous le banyan.

Il ressemblait étonnamment à Putu. En fait, jusqu’à ce qu’il se présente comme étant prénommé Made, je crus qu’il s’agissait de mon chauffeur. C’était sans doute son frère ; en tout cas, ils avaient appris l’anglais à la même école.

“Tu problèmes de dormir ?

  • En effet.
  • Je peux guérir.
  • C’est ce qu’on m’a dit.
  • Tu dois aller Pemuteran.
  • Pemuteran ? OK. Pourquoi pas.
  • Là-bas, tu trouves ton lit.
  • Ah. Bon. D’accord.
  • Je donne adresse.
  • Merci. Je vous dois combien ?
  • Rien. Tu veux portefeuille revient ?
  • Je veux bien, oui.

Il sortit de derrière le banyan un régime de petites bananes.

  • Il faut bananes.”

Dès que les singes eurent aperçu le régime, ils se précipitèrent vers nous. L’un d’eux portait mon portefeuille à la main, un autre avait mon appareil photo en bandoulière, un autre encore ma casquette sur la tête. Mes lunettes de soleil trônaient par-dessus la moustache du chef. En échange de quelques bananes, ils laissèrent de bonne grâce mes accessoires à Made. Le plus téméraire laissa assez rapidement mes oreilles tranquilles.

Le lendemain, Putu et son sourire inamovible m’attendaient devant mon hôtel. La route entre Ubud et Pemuteran contournait des lacs et des volcans, et nous mîmes plus de quatre heures pour effectuer les quelques cent kilomètres du trajet. Mes nuits à Ubud avaient été plutôt bonnes, et je pus soutenir la conversation fluctuante de Putu sans trop de problèmes. Les camions qui nous frôlaient à intervalles réguliers dans un joyeux concert de klaxons ne parvenaient pas à entamer ma bonne humeur ; j’étais même passablement excité par la promesse de ce lit parfait.

Putu me laissa devant l’hôtel ; ou plutôt devant les villas, puisque c’était bien de cela qu’il s’agissait. Deux grooms me débarrassèrent de mes bagages, qu’ils posèrent avec diligence sur une petite carriole à bras, puis me dirigèrent vers l’accueil.

Installé derrière le comptoir de bambou, un autre clone de Putu me souriait. Son badge proclamait qu’il s’appelait Komang. Son anglais était bien meilleur que celui de ses frères.

Il résulta de notre entrevue que Putu et Made avaient déjà tout arrangé pour mon arrivée, et je n’eus qu’à signer un simple papier avant que les grooms, qui avaient déjà amené mes bagages à ma villa, ne me guidassent au travers des allées bordées de frangipaniers et d’arbres du voyageur. Une légère brise faisait bouger les feuilles des bananiers ; des odeurs sucrées s’échappaient des fleurs multicolores.

Ma villa privée comportait une maison principale avec deux chambres immenses, une piscine entourée de plantes et de fleurs, et, dans un bâtiment un peu à l’écart, une cuisine extérieure, surplombée d’une étrange balustrade. Avec un sourire, les grooms m’indiquèrent un escalier le long d’un mur de cette dernière, puis s’éclipsèrent avec un signe de tête.

Dès que j’arrivai dans cette chambre extérieure, je compris ce qu’avait voulu dire Made. J’eus à peine le temps de me glisser entre les draps. Mes yeux, mes oreilles, mes narines frémissantes, saisirent en un instant la synesthésie des frissonnements odorants des couleurs, et je m’endormis.

J’avais trouvé mon lit.

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