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19 Oct

Le Bal

Publié par Stumpyjoe

Le Bal

C’était le soir de Noël. Après un repas en famille, évidemment trop riche et trop arrosé – je n’ai pas de souvenirs précis de la nourriture, peut-être un foie gras, sans doute une dinde, un chapon ou une oie, et quelques bouteilles de vieux bordeaux pour faire passer le tout – les autres convives, succombant à la torpeur postprandiale, étaient partis se coucher. Quelque peu ballonné, je décidai pour ma part de laisser là mes commensaux, qui, pour certains, commençaient à ronfler dans les bras de Morphée, et de suivre plutôt, non le chien de Mickey mais la lyre d’Orphée. Appareil photo au dos et trépied à la main, je déambulai dans les rues décorées, désertées par les fêtards occupés à bourrer consciencieusement leur poche stomacale d’aliments exquis – qui, presque immédiatement, seraient attaqués par l’acide chlorhydrique contenu dans leurs sucs gastriques, puis rejetés implacablement dans l’intestin via leur duodénum et transformés peu à peu en matière fécale – et de vins onéreux. Lorsque j’arrivai sur la jetée, la mer avait une odeur d’huître. Les lampadaires, tels des chiens aveugles, montaient la garde et les bateaux au mouillage posaient sur l’horizon un feston de lumières dansantes. J’étais tout seul ; il faisait froid.

Je déballai mon matériel sur les marches de la jetée. Les vagues faisaient leur bruit de vagues, quelque part on faisait tourner les serviettes à bas niveau sonore – ou bien était-ce le bonhomme en mousse ? Quoi qu’il en fut, nul chien n’aboyait, nul vent ne sifflait dans les haubans, nul être vivant ne troublait la paix des lieux. Je posai l’appareil sur le trépied et entrepris de prendre quelques photos.

Alors que je vérifiais l’exposition de mes clichés sur l’écran de l’appareil, une chose étrange se produisit. Sortie de je ne savais où – aucun bateau n’avait à ma connaissance accosté à la jetée – une femme en robe de soirée émergea silencieusement de la nuit. Elle marchait avec lenteur, en croisant les jambes, comme sur le catwalk d’un défilé de mode, ou comme si elle craignait de briser ses talons aiguilles entre les lattes de bois de la jetée. Un léger sourire courait sur ses lèvres comme une hase apeurée. Bientôt, elle fut suivie, puis rattrapée, puis dépassée par des hommes virevoltant, des bouteilles de champagne à la main, dans leurs smokings et leurs chaussures vernies, des femmes se tenant par le bras et des enfants d’organdi qui riaient aux éclats sans un bruit. J’eus à peine le temps d’appuyer sur le déclencheur avant que cette foule se disperse autour de moi, et s’évanouisse dans la ville. La robe de la femme me frôla au passage, sans qu’elle semble même prendre conscience de ma présence.

Légèrement sonné par ce tourbillon, je rangeai mon appareil dans son sac, repliai mon trépied et quittai la jetée. Nulle part sur le chemin du retour je ne revis l’étrange compagnie, qui semblait s’être dissoute dans la nuit. Lorsque j’arrivai dans la maison silencieuse, la chaleur bienfaisante m’engourdit aussitôt ; je gagnai ma chambre, me couchai et m’endormis instantanément ; peut-être même rêvai-je, après tout.

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