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06 Oct

Le tigre de la nuit

Publié par Stumpyjoe

Le tigre de la nuit

Au début, on dirait simplement qu’un peintre un peu chaotique a versé un peu trop de violet sur la toile ; la jungle qui, à Nusa Lembongan s’immisce à peu près partout – entre les maisons, sur les chemins et parfois sur les toits – prend alors des teintes surréalistes. Les gens qui marchent autour de moi, les scooters qui me frôlent ne semblent pas y attacher beaucoup d’importance, alors que je reste au milieu du chemin, hypnotisé par ce brusque changement de couleur.

Ensuite, un bruissement se fait sentir plutôt qu’entendre, coupé parfois d’un cri strident : lorsque je lève la tête, le ciel est obscurci par des dizaines d’ombres lourdes qui traversent l’air moite avec un bourdonnement sourd. Ce ne sont pas des oiseaux, comme je l’ai cru tout d’abord, mais d’énormes roussettes qui partent chercher les fruits dans les manguiers des collines. Derrière elles, comme happées par le courant créé par les ailes des chauve-souris, des nuées vrombissantes de gros insectes essaient de leur vol d’alcooliques de se raccrocher à la boule de lumière qui disparaît à l’ouest.

Car d’un seul coup, le temps d’un souffle – d’un battement de cils, d’un dernier baiser sur un quai de gare – d’un seul coup tout est noir. La terre entière, alors que je regardais ailleurs, a été habilement couverte d’une cape de nuit. Les banyans, les bambous et les caisses de bière sur le dos trapu des scooters ; les gens, les cocotiers, les maisons et les chiens, tout cela a disparu, avalé par la vague d’ombre qui déferle. Simultanément, dans le ciel, le Centaure, nouveau maître de la lumière, s’élève au-dessus de la Croix du Sud. Les étoiles innombrables, telles des lucioles de diamant, me contemplent en clignant des yeux.

Nous avons perdu l’habitude, dans nos pays gouvernés par la fée électrique, où nos villes, telles des énormes poissons luminifères, propagent leur luciférine jusque dans les endroits les plus reculés de nos campagnes, de la vraie nuit. Même dans les espaces clos de nos chambres, troublée par les clignotements rouges et verts des diodes, elle ne s’invite plus. Mais sous ces tropiques, dans ces îles où les hommes sont juste conviés par la jungle à partager son nid, la nuit extérieure – fait totalement nouveau pour moi – est entièrement noire. L’odeur végétale des feuilles de bananiers balayées par la brise chaude au-dessus de ma tête, le silence troublé par les cris de quelques macaques retardataires et le glissement furtif des lézards qui vont se mettre à l’abri, la vision dérobée, comme seul repère, de quelques bougies tremblotantes dans les interstices entre les bambous des habitations, ajoutés à la touffeur de l’air, me font presque suffoquer. Je trébuche sur les cailloux du chemin ; je me perds, me dissous dans la nuit.

Le scooter qui me dépasse – ses feux arrières ont été enlevés, pour ne pas tenter les démons – dépose une traînée d’argent sur la terre battue. Grâce à lui, jusqu’à ce qu’il disparaisse dans un virage, je peux garder l’empreinte dans mes yeux à demi aveugles de la route devant moi. Après quelques minutes, j’arrive moi aussi au tournant.

Quelques mètres à peine après le virage, une ampoule nue se balance. Sous l’abat-jour de papillons, un halo fatigué éclaire deux planches posées sur des tréteaux ; l’une d’entre elles est occupée par un couple. Une femme leur apporte des bols fumants de soupe.

Je m’attable ; je commande ; je mange. Le soto ayam et le nasi goreng sont délicieux, la Bintang bien fraîche. Les quelques mots d’anglais de la patronne nous permettent de discuter des beautés de son île. Alors que je m’apprête à prendre congé, elle me demande d’attendre un instant ; puis elle revient avec un grand sourire, une lampe électrique tendue vers moi. Je la remercie, mais la repose sur la table.

Je me sens prêt à dompter le long, le mystérieux tigre noir de la nuit.

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